Le 21 Mai 2014, Feu Mandjara OUATTARA, une opératrice économique ivoirienne a tenté de s’immoler par le feu devant la présidence de la République de Cote d’Ivoire[1]. Elle succomba quelques jours plus tard du fait de ses blessures[2]. La raison de cet acte irraisonné de désespoir était le règlement de ses créances en souffrance datant de 2007 à 2010 par l’Etat de Côte d’Ivoire, qui s’élèveraient à plus de cinq milliards (5.000.000.000) de F CFA. Ces créances seraient issues de l’exécution de plusieurs obligations contractuelles pour le compte d’entreprises publiques ou à participation publique. Avant de mettre à exécution son acte funeste, elle aurait selon les propos rapportés par la presse nationale, adressé au chef de l’Etat ivoirien de l’époque, un ultime courrier contenant ses griefs qui manifestement, n’a pas suffi à lui procurer gain de cause.
Dans un contexte légal d’harmonisation du Droit des affaires qui confère à l’Etat de Côte d’Ivoire, ses démembrements ou structures assimilées, et aux entités mandatées pour l’exécution de missions de service public des immunités d’exécution, un recouvrement forcé -par opposition au recouvrement amiable- de créances à leur préjudice se présentait à cette période comme une utopie.
A ce stade, il s’avère nécessaire d’apporter une définition du concept juridique d’immunité d’exécution. Les immunités d’exécution peuvent être définies comme « un privilège personnel que la loi accorde à certains débiteurs pour les soustraire à toute mesure d’exécution. Elles font échapper le débiteur bénéficiaire, en raison de sa qualité, à toute mesure d’exécution forcée ou conservatoire sur ses biens, faisant par la même occasion soustraire lesdits biens au gage général des créanciers et les rendant ainsi insaisissables : si le débiteur n’exécute pas spontanément sa dette, il ne peut pas y être contraint »[3].
L’immunité d’exécution dans la sphère juridique et légale de l’OHADA est établie par l’article 30 de l’ACTE UNIFORME PORTANT ORGANISATION DES PROCÉDURES SIMPLIFIÉES DE RECOUVREMENT ET DES VOIES D’EXÉCUTION dont l’alinéa 1 dispose que : « L’exécution forcée et les mesures conservatoires ne sont pas applicables aux personnes qui bénéficient d’une immunité d’exécution. ». Cependant, l’article 30 de l’AUPSRVE omet de nommément désigner les personnes bénéficiaires de cette immunité d’exécution et ne précise aucunement le renvoi au droit national pour la détermination de celles-ci.
Par conséquent, le pouvoir de détermination des personnes bénéficiaires de l’immunité d’exécution ainsi que des conditions de jouissance de cette protection juridique va ipso facto être dévolu à la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage (CCJA) à travers sa Jurisprudence. Cette jurisprudence va connaitre différentes ères.
La première approche de la CCJA sera de faire bénéficier de l’immunité d’exécution toutes les entreprises ou entités publiques considérées comme telles par les législations nationales des Etats, et ce, de manière absolue, sans restriction, à travers un arrêt de principe prononcé le 7 juillet 2005 dans l’affaire dite « Togo Telecom »[4].
Puis, revoyant sa position à la suite des vives critiques dont sa décision a fait l’objet[5], la CCJA a opéré dans un autre arrêt de principe « MBULU Meseso c/ Societe des Grands Hotels du Congo SA (SGHC) »[6], cette fois en date du 26 Avril 2018, une distinction entre entreprises publiques de droit privé et entreprises publiques de droit public, excluant les sociétés d’économie mixtes du bénéfice de l’immunité d’exécution[7].
Le raisonnement de la Cour pour justifier ce revirement jurisprudentiel a mis en exergue deux conditions cumulatives pour une entreprise publique ou personne morale de droit public pour être légitimement bénéficiaire de l’immunité d’exécution : l’entreprise doit être détenue majoritairement ou entièrement par l’Etat et l’entreprise ne doit pas être constituée sous la forme d’une personne morale de droit privé[8].
Ce raisonnement sera repris ultérieurement dans plusieurs arrêts, notamment celui rendu dans la foulée le 28 Mai 2020 «SOTRA c/ SONAREST Etat de Côte d’Ivoire »[9], réaffirmant la position de la Cour sur la question.
Dans cette continuité, plusieurs arrêts ont récemment été rendus sur la question[10] dont le plus récent est celui du 03 Mars 2022 (CCJA, 1ère Ch. arrêt n° 060/2022 Générale des Carrières et des Mines, GECAMINES SA c/ SORETAC SARL du 03 Mars 2022) dont la quintessence du dispositif est de réitérer qu’une Société Anonyme (SA) -ayant une forme de Droit privé – ne peut bénéficier de l’immunité d’exécution quand bien même son capital soit entièrement constitué de fonds publics et qu’elle ait été identifiée comme entreprise de publique par la législation nationale.
En conclusion, et au regard de tout ce qui précède, il est désormais possible pour les créanciers d’entreprises dites publiques de recouvrer leurs créances par la voie judiciaire offerte par l’acte uniforme sur le recouvrement.
Cette solution de la CCJA est, à notre sens, salvatrice pour le climat et la sécurité juridiques des affaires en Afrique subsaharienne en considération de l’immixtion profonde et quasi permanente dans la vie économique des entreprises ou personnes morales dites publiques ou ayant des accointances avec l’Etat sous la forme « déguisée » de personnes morales de Droit privé. Cette situation de fait et de Droit pose également un problème de concurrence avec les sociétés commerciales classiques détenues par des personnes privées. Néanmoins, il s’agit déjà d’une avancée majeure dans le Droit positif communautaire de l’OHADA.
Malgré quelques décisions éparses de juridictions nationales allant à l’encontre de la Jurisprudence constante de la CCJA sur l’immunité d’exécution[11], celle-ci fait désormais foi et loi. L’ancien président américain JFK disait « malheur a celui qui a raison trop tôt » ; Feu Mandjara Ouattara a vraisemblablement eu raison trop tôt.
Par Clément N’Guessan Kouamé
[1] https://news.abidjan.net/articles/498585/cote-divoire-pour-reclamer-sa-creance-une-femme-tente-de-simmoler-par-le-feu-devant-le-palais-presidentiel
[2] https://www.rfi.fr/fr/afrique/20140527-cote-ivoire-mort-mandjara-ouattara-suites-blessures-kone-rdr
[3] Immunité d’exécution, obstacle à l’exécution forcée en droit OHADA contre les entreprises et personnes publiques ? Désiré-Cashmir KOLONGELE EBERANDE, Docteur en droit de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Professeur aux Universités de Kinshasa et Catholique du Congo Directeur du Centre d’Expertise juridique et d’actualités en droit des affaires (CEJADA), p.3, https://www.ohada.com/uploads/actualite/1961/immunite-d-execution-eberande-kolongele.pdf
[4] CCJA, arrêt n° 043/2005, du 7 Juillet 2005 : A. Y. et autres c./ Sté TOGO TELECOM, recueil de Jurisprudence de la CCJA, no 6, juin-décembre 2005, p. 25
[5] Voir notamment Filiga Michel SAWADOGO, « La question de la saisissabilité ou de l’insaisissabilité des biens des entreprises publiques en droit OHADA » (à propos de l’arrêt de la CCJA du 7 juillet 2007, Affaire Aziablévi YOVO contre Société Togo Telecom)
[6] CCJA, arrêt n° 103/2018, du 26 avril 2018 : MBULU Meseso c/ Societe des Grands Hotels du Congo SA (SGHC) et 10 autres
[7] https://www.ohada.com/uploads/actualite/4188/Arret-CCJA-n-103-2018-26-avril-2018.pdf
[8] Il ressort des énonciations de l’arrêt de principe rendu le 26 avril 2018 par la CCJA que :
« Attendu que l’article 30 de l’Acte uniforme susvisé pose, en son alinéa 1er, le principe général de l’immunité d’exécution des personnes morales de droit public et en atténue les conséquences à l’alinéa 2, à travers le procédé de la compensation des dettes qui s’applique aux personnes morales de droit public et aux entreprises publiques ; qu’en l’espèce, il est établi que le débiteur poursuivi est une société anonyme dont le capital social est détenu à parts égales par des personnes privées et par l’Etat du Congo et ses démembrements ; qu’une telle société étant d’économie mixte, et demeure une entité de droit privé soumise comme telle aux voies d’exécution sur ses biens propres ; qu’en lui accordant l’immunité d’exécution prescrite à l’article 30 susmentionné, la Cour de Kinshasa/Gombe a fait une mauvaise application de la loi et expose sa décision à la cassation ; qu’il échet de casser l’arrêt déféré et d’évoquer »
[9] CCJA : arrêt n° 190/2020 du 28 mai 2020 • SOTRA c/ SONAREST Etat de Côte d’Ivoire
[10] CCJA , 2e Ch., arrêt n° 76/2021 du 29 Avril 2021 ; CCJA , 3e Ch., arrêt n° 139/2021 du 24 Juin 2021
[11] Voir Cour d’appel de Commerce d’Abidjan , 1ère Chambre Civile et Commerciale, arrêt n° 78/2020 du 27/02/2020, La Société Ivoirienne de Concept et de Gestion Mali, dite « SICG MALI » c/ La Banque Malienne de Solidarité dite BMS SA